mardi 8 mars 2022

Hélène Bégon-Tavera : “Le numérique crée des obligations nouvelles pour les agents publics” - Témoignage dans Acteurs publics, 10 septembre 2021

 

Hélène Bégon-Tavera : “Le numérique crée des obligations nouvelles pour les agents publics”

Auteure d’un ouvrage transversal sur les principes, les bénéfices et les conséquences de la transformation numérique des administrations, la responsable adjointe de l’Ecolab du Commissariat général au développement durable, Hélène Bégon-Tavera, appelle l’ensemble des agents publics à prendre la mesure du “fait numérique” et leurs managers à organiser la montée en compétences de leurs agents sur cette question, qui traverse toutes les politiques publiques et les métiers. 

En 2016-2017, au sein de mon ministère, j’ai commencé à entendre des mots que je ne connaissais pas : hackathon, design de service, Etalab, e-pub, start-up d’État, animateur de réseau social, entrepreneur d’intérêt général, ubérisation, incubateur, administrateur général des données… L’actualité était à la “loi Lemaire” (loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique), une étape essentielle de l’ouverture et du partage des données publiques.

La transformation numérique de mon administration, des administrations, entrait de plain-pied dans notre quotidien. Il ne s’agissait plus de savoir utiliser correctement son ordinateur, son smartphone, Internet et quelques applications métier ; il fallait désormais penser le service public et l’État en fonction des évolutions du numérique – ses outils, ses acteurs, ses “idéologies”. 

Je me suis alors dit à moi-même : “tu risques d’être larguée très vite si tu ne t’y mets pas !” Et je considère que j’ai eu raison de “m’y mettre”, car depuis, tout s’est accéléré : on parle maintenant de faire entrer l’intelligence artificielle sur les postes de travail ! 

Si j’évoque mon expérience personnelle ici, c’est à dessein. Les administrations ne se sont pas encore organisées pour piloter leur montée en compétences collective dans le domaine numérique. Je me suis informée seule, en piochant, en collant les morceaux. L’information est disponible mais elle est très dispersée. Bravo à ce titre à Acteurs publics, qui accueille la présente tribune : depuis deux-trois ans, un article quotidien sur quatre de sa parution du soir est dédié au numérique dans la sphère publique. Mais on peut aussi évoquer La Gazette des communes et ses beaux dossiers. Parmi d’autres. 

Or plus je progressais en culture générale sur le numérique – je ne suis pas et ne serai jamais une spécialiste ou une technicienne en informatique ou en algorithmique –, plus je me rendais compte que les changements apportés par ce phénomène s’insinuaient dans tout notre univers professionnel. De fil en aiguille tout se tient : l’agent sur son ordinateur de bureau peut être une porte d’entrée pour la cybermenace ourdie par une mafia ou un État. L’achat public peut favoriser des start-up qui deviendront des champions technologiques et économiques. La qualité de service des grandes plates-formes Internet de vente en ligne rend l’usager – consommateur – citoyen plus exigeant vis-à-vis de ses services publics dématérialisés (c’est-à-dire accessibles en ligne). L’optimisation fiscale des grandes plates-formes Internet, qui drainent désormais des chiffres d’affaires colossaux, limite la capacité d’investissement des acteurs publics. 

On ne pense plus aucune politique publique (d’éducation, de santé, d’environnement, d’aménagement, de justice, de sécurité sociale, de défense, etc.) sans lui donner un volet numérique. Et même, les effets du numérique imposent de penser cette politique publique autrement : en la “centrant sur l’utilisateur”, en valorisant – ou en protégeant – les données qui en sont issues, en examinant si des technologies issues du numérique ne pourraient pas la rendre plus efficace ou plus inclusive, ou à l’inverse ne risquent pas de la fragiliser.

En découle la question de plus en plus sensible de la fracture numérique entre usagers du service public, entre citoyens : toute médaille a son revers, et une démarche en ligne peut signifier un gain de temps pour l’un, des migraines pour un autre, et une exclusion de fait pour un troisième ! Le médiateur des droits, le Parlement ou le Conseil national du numérique s’en sont fait l’écho, et l’observatoire de la qualité des démarches en ligne porté par la direction interministérielle du numérique en fait l’un de ses critères majeurs d’appréciation.

C’est tout ce travail de compréhension et d’analyse que j’ai mené que j’ai voulu à un moment partager, en proposant avec La Documentation française un ouvrage sur la transformation numérique des administrations*. Le livre offre un large panorama des enjeux du numérique pour les services publics. J’ai adopté pour les présenter une progression “vue de l’agent”, en partant de son quotidien (chapitre “Fonctionner”), en passant par le contenu sa mission (chapitre “Produire”) et en aboutissant à des questions de vie collective et démocratique (chapitre “Réguler”). Une telle structuration rejoint les 3 niveaux d’appréhension des entités publiques : administration, service public, État.

Mon expérience de manager et d’encadrante, mon recul sur les évolutions que traverse le secteur public m’ont convaincue qu’il faut désormais connaître le “fait numérique” car il traverse littéralement nos univers professionnels.

J’ai souhaité donner de nombreux points de repère : une chronologie fournie, du vocabulaire, des définitions, une vulgarisation de quelques notions difficiles (intelligence artificielle, identité numérique, cryptomonnaie…), une typologie des acteurs publics de la transition numérique en France. Sans pouvoir être exhaustive, je me suis efforcée de mettre en valeur le rôle des acteurs territoriaux et celui des partenaires techniques, économiques ou associatifs du secteur public. Bien entendu, le regard porte jusqu’aux niveaux communautaire – de plus en plus présent avec la nouvelle stratégie numérique de la Commission européenne – et international (par exemple la gouvernance d’Internet ou les dossiers portés par la diplomatie numérique française).

Mon expérience de manager et d’encadrante, mon recul sur les évolutions que traverse le secteur public m’ont convaincue qu’il faut désormais connaître le “fait numérique” car il traverse littéralement nos univers professionnels, qu’il y a un vocabulaire et des notions qui doivent être aussi communs et partagés que les “loi/décret” ou “ordonnateur/comptable” que nous apprenons dans les écoles. Il y a aussi des obligations nouvelles pour les agents publics, sur lesquelles la responsabilité peut être engagée : l’accessibilité des sites en ligne, l’ouverture et le partage des données, la protection des données personnelles, l’explicabilité d’une décision individuelle prise sur le fondement d’un algorithme, etc.

Mon autre conviction – mais je peux admettre qu’il puisse y avoir d’autres approches – est que la bonne maille pour organiser la montée en compétences numériques est celle du métier. Il faudrait refaire ces bons vieux référentiels métier, en les approfondissant de façon très concrète sur leur contenu numérique, en s’interrogeant très concrètement avec les praticiens sur ce qu’il faut maîtriser quand on exerce telle activité à tel niveau de l’organisation. 

  • Remplir une base de données ? Alors connaître la logique de construction de la base, l’usage qui est fait de ses données par leurs utilisateurs, ses bugs, ses sécurités, son administrateur pour signaler les problèmes et suggérer des évolutions…
  • Interroger une base de données ? Alors savoir déterminer avec les utilisateurs quels indicateurs seraient utiles à la conduite ou à l’amélioration d’une politique publique, connaître des notions de statistique et de datavisualisation, envisager une progression de carrière vers des fonctions de data-ingénieur voire de data scientist…
  • Piloter une démarche de dématérialisation ? Alors connaître ses interlocuteurs à la direction numérique, savoir qu’existent Dites-le nous une fois, FranceConnect, des règles d’accessibilité, une fracture numérique, France Services, le numérique frugal, etc. ; connaître les marchés cadres qui existent le cas échéant pour trouver le bon prestataire ; avoir le réflexe de se centrer sur l’usager et les bons outils pour le faire correctement…

Pour aller plus vite, ce travail pourrait-il être partagé entre ministères par la direction générale de l’administration et de la fonction publique, pour ce qui concerne l’État ? Voire, soyons fous, en collaboration avec le Centre national de la fonction publique territoriale ? En tout état de cause, il ne faut pas éprouver de complexe vis-à-vis des connaisseurs du numérique. Ils ne sont rien sans les experts métiers, car on ne développe pas une solution numérique pour elle-même, pour tourner à vide sans politique publique à laquelle s’adosser !

* La Transformation numérique des administrations, Hélène Bégon-Tavera, La Documentation française, 407 pages, 22,90 euros.

Le lien vers l'article : https://www.acteurspublics.fr/articles/helene-begon-tavera-le-numerique-cree-des-obligations-nouvelles-pour-les-agents-publics

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